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L’unique trait de pinceau : de Shitao à Fabienne Verdier

Fabienne Verdier

Le geste qui révèle l’univers

Il y a, dans l’art, des moments dans lesquels le trait dépasse la simple représentation pour toucher l’essence même du monde.
Au XVIIᵉ siècle, le moine peintre Shitao (1642–1707), surnommé Citrouille-Amère, théorise cette quête dans son célèbre traité Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère : « L’Unique Trait de Pinceau » (yihua). Pas une technique, mais une révélation – celle d’un geste si juste qu’il capture, en une seule ligne, l’âme des montagnes, le souffle des fleuves, la vie secrète des arbres.

Huit siècles plus tard, à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Fabienne Verdier expose ses œuvres dans une rétrospective dans laquelle ses toiles abstraites, aux gestes amples et silencieux, entrent en résonance avec les moulages médiévaux.
Deux approches, une même intention : comment le mouvement d’un pinceau – et donc d’un geste– peut-il faire surgir l’invisible et le sensible. 

L’unique trait : une méditation en action

Shitao-Guanyin_Bodhisattva
Shitao-Guanyin_Bodhisattva

Pour Shitao, l’Unique Trait de Pinceau n’est pas une prouesse technique, mais une fusion entre l’esprit et la matière.
« Du moment que l’esprit s’en forme d’abord une vision claire, le pinceau ira jusqu’à la racine des choses », écrit-il. Pas de correction, pas d’hésitation : le trait doit jaillir d’un seul élan, comme une rivière trouvant son lit.

Chez Fabienne Verdier, cette idée de l’instant décisif est centrale. Ses toiles monumentales dans lesquelles la peinture semble coulée en apesanteur, sont le fruit d’un geste à la fois maîtrisé et abandonné. « Je cherche à capter l’énergie du mouvement avant qu’il ne se fige », confie-t-elle. Comme Shitao, elle parle d’une « respiration » entre le corps et la toile – un dialogue dans laquelle la main n’est plus qu’un prolongement de l’intention.

→ Lien entre les deux :

  • Shitao : « Le pinceau va à gauche, à droite, en relief, en creux… tantôt comme l’eau il dévale les profondeurs, tantôt il jaillit en haut comme la flamme. »
  • Fabienne Verdier : ses œuvres (l’exposition réunit quarante œuvres de grand format réalisées entre 1996 et 2024.) évoquent des vagues pétrifiées, des souffles suspendus – des formes qui semblent naître d’un seul geste, comme un écho contemporain à l’Unique Trait.

Le silence comme langage

Le titre de l’exposition, Mute, semble jouer sur un double sens : muet et mutation. Fabienne Verdier y explore l’abstraction comme un langage sans mots dans lequel la couleur et le mouvement remplacent la narration. Face aux moulages de cathédrales, ses toiles deviennent des méditations visuelles, invitant le spectateur à écouter le silence des formes.

Shitao, lui, parlait de « faire taire le bruit du monde » pour laisser parler le pinceau. « Quand le poignet est animé par l’esprit, fleuves et montagnes livrent leur âme ! » Ses paysages, réduits à quelques traits, sont des haïkus visuels – une économie de moyens pour une intensité maximale.

→ Comparaison frappante :

  • Les encres minimalistes de Shitao (comme Montagnes et Brumes, 1690) dialoguent avec les grands formats épurés de Fabienne Verdier.
  • Tous deux utilisent l’espace vide (le wu en chinois, le ma japonais) pour suggérer l’infini.
Fabienne Verdier exposition Mute
Fabienne Verdier « Vide vibration n° 7 » (2017)-

Le corps comme instrument

Shitao insistait sur la souplesse du poignet, capable de passer « de la fermeté à la légèreté, de l’arrachement au fouet ». Pour lui, le peintre doit devenir montagne, devenir vent – et énergie.

Fabienne Verdier, formée à la calligraphie chinoise, pousse cette idée plus loin. Ses toiles sont souvent réalisées debout, en mouvement, avec des pinceaux fixés à des bâtons de 4 mètres de long. « Je danse avec la toile », dit-elle.
Comme Shitao, elle cherche l’union entre le geste et l’espace – mais à une échelle monumentale, presque architecturale.

→ Détail technique :

  • Shitao utilisait des pinceaux à double réserve (poils courts pour l’encre, poils longs pour la précision).
  • Fabienn Verdier travaille avec des outils hybrides (balais, éponges) pour élargir la palette des textures, tout en gardant cette idée d’un trait organique.
Fabienne Verdier exposition Mute

L’art comme révélation

Pour Shitao, peindre était un acte sacré : « L’Unique Trait de Pinceau est l’origine de toutes choses. » Ses paysages ne copient pas la nature – ils en révèlent l’élan intérieur.

Fabienne Verdier, dans Mute, va encore plus loin : ses toiles absorbant la lumière (grâce à des pigments minéraux) semblent changer selon l’heure et l’angle de vue. « Je veux que le spectateur ait l’impression que la peinture respire », explique-t-elle. Comme si on percevait le souffle même de la matière.

→ Expérience à vivre : à la Cité de l’Architecture, les œuvres de Fabienne Verdier sont accrochées face aux moulages de portails gothiques. Le contraste est saisissant :

  • Les moulages : figés, détaillés, chargés d’histoire.
  • Les toiles : fluides, ouvertes, en perpétuelle mutation sous la lumière. → Un dialogue entre l’éternel et l’éphémère, comme chez Shitao dans lequel un seul trait peut contenir toute une cosmogonie.
Fabienn verdier

Pourquoi cette exposition est un événement ?

Mute – Fabienne Verdier n’est pas qu’une rétrospective. C’est une invitation à ralentir, à regarder autrement. Comme Shitao le disait : « Montagnes et fleuves m’attendent pour s’exprimer. »
En parcourant les salles, on comprend que :
✅ L’abstraction n’est pas un rejet de la forme mais une plongée dans son essence.
✅ Le geste artistique qu’il soit un trait de pinceau ou un coup de balai peut être une méditation.
✅ L’art contemporain et l’art classique ne s’opposent pas – ils se répondent, comme deux voix d’un même chant.

Visuels : Œuvres de Fabienne Verdier dans l’exposition Mute à la cité de l’architecture  – ©Véronique Rustici

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📌 Infos pratiques

Exposition Mute – Fabienne Verdier 📍 Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris 📅 Jusqu’au 16 février 2026

🔗 Site officiel : https://www.citedelarchitecture.fr/fr

🔗 Site Fabienne Verdier : https://fabienneverdier.com/

💡 Pour aller plus loin

  • Lire : Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère, Shitao (éd. Hermann).
  • Regarder : Fabienne Verdier, peindre l’invisible (documentaire Arte).
  • Pratiquer : essayez l’exercice de « l’Unique Trait » – avec un pinceau et de l’encre, laissez votre main tracer sans contrôle une ligne qui « révèle » une émotion.

Pionnière en approche sensible de l'art, elle est cheffe de projet de la Voix sensible de l'art au sein de la Team des arts irisés.

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