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La révolution du regard sensible

LA RÉVOLUTION DU REGARD SENSIBLE BIENFAITS DE L'ART

 La voix sensible de l’art : une invitation à ressentir plutôt qu’à comprendre

Et si nous cessions, le temps d’une rencontre, d’aborder l’art comme une énigme à résoudre pour enfin l’écouter comme une voix à ressentir et comme une révolution du regard? Nous avons peu à peu désappris à approcher une œuvre avec tout notre être : aujourd’hui, le discours et l’analyse prennent souvent le pas sur la sensation pure, sur la magie du premier frisson, sur l’émotion brute. 
Pourtant, l’art n’a-t-il pas d’abord pour mission de nous toucher, de nous bouleverser, de nous offrir un espace singulier où corps et cœur prennent la parole ? 
Dans cet article, je vous invite à reconsidérer notre relation à l’art : à délaisser l’obsession de la compréhension pour renouer avec l’expérience sensible, vivante et poétique qui se joue, silencieusement, en chacun de nous.

Écouter l’art avec tout son être : un savoir oublié

Autrefois, l’art s’invitait dans la vie sans avoir besoin d’être expliqué. Pourquoi avons-nous perdu cette capacité à ressentir d’abord, comprendre ensuite ? De la contemplation silencieuse des vitraux d’une église à la fascination devant une œuvre contemporaine, l’histoire de l’art est aussi celle d’une lente érosion de notre confiance dans nos propres sensations… 

Peu à peu, le regard spontané s’est effacé au profit de l’expertise, du commentaire, du décodage. Face à l’œuvre, nous cherchons désormais des repères, des clés d’analyse, comme si ressentir ne suffisait plus. Nous avons oublié que l’art parle avant tout une langue universelle, celle du corps et des émotions, capable de toucher chacun là où il se trouve, sans détours ni manuels. Ce lien direct, intime, presque charnel à l’œuvre devient rare, relégué derrière des explications ou des attentes scolaires. Pourtant, c’est dans ce dialogue muet, ce frémissement intérieur, que se trouve la véritable rencontre. Redécouvrir cette écoute sensible, c’est ouvrir à nouveau la porte à l’inconnu, à la résonance, au plaisir simple de se laisser émouvoir sans tout comprendre.

L’art, autrefois, était une respiration

Autrefois, l’art s’invitait dans la vie sans avoir besoin d’être expliqué. Il était là, comme l’air, comme la lumière du matin. On ne se demandait pas ce qu’il signifiait, on le vivait. Les fresques des églises romanes n’étaient pas des œuvres à décrypter, mais des présences qui enveloppaient les fidèles. Les vitraux de Chartres ne parlaient pas, ils chantaient. Leur lumière colorée, traversant la pierre, était une prière sans mots, une émotion pure qui entrait par les yeux et se déposait dans le cœur. Personne ne s’interrogeait sur leur symbolisme – on les sentait, simplement.

Les icônes byzantines, avec leurs fonds d’or et leurs regards graves, n’étaient pas des tableaux à analyser, mais des portes. Des portes vers le sacré, vers l’invisible. On ne les « comprenait » pas, on les vénérait. Leur beauté n’était pas une question de goût, mais de foi. Et les estampes japonaises, comme celles d’Hokusai, n’étaient pas des chefs-d’œuvre accrochés dans des musées, mais des images qui circulaient, qui décoraient les éventails, les paravents, les boîtes à thé. Elles faisaient partie du monde, comme les fleurs au printemps ou la neige en hiver.

La révolution du regard sensible
ian-dool by unsplash

Pourquoi avons-nous perdu cette capacité à ressentir d’abord, à comprendre ensuite ?

Peut-être parce que nous avons appris à douter de nos sensations. Peut-être parce que l’art est devenu une chose trop sérieuse, trop intellectuelle, trop éloignée de nos vies. Les musées, avec leurs murs blancs et leurs cartels explicatifs, ont transformé les œuvres en objets sacrés, intouchables. Les avant-gardes du XXe siècle ont ajouté une couche de complexité : soudain, il fallait savoir, il fallait comprendre, il fallait justifier son émotion. Un tableau de Rothko n’est plus une vague de couleur qui nous submerge, mais une énigme à résoudre. Une installation contemporaine n’est plus une expérience, mais un concept à décortiquer.

Et nous, spectateurs, nous avons fini par croire que nous n’étions pas légitimes. Que si nous ne savions pas expliquer ce que nous ressentions, c’est que nous ne ressentions pas assez. Que si nous n’avions pas les mots, c’est que nous n’avions rien à dire.

L’histoire de l’art est aussi celle d’une lente érosion de notre confiance dans nos propres sensations.

Pourtant, il suffit parfois de se taire. De se tenir devant une œuvre comme on se tient devant un paysage, sans chercher à tout prix à en faire le tour. De laisser nos yeux se perdre dans les couleurs, nos mains imaginer les textures, notre corps se souvenir qu’il sait, lui aussi, reconnaître la beauté.
Peut-être que l’art, aujourd’hui, a besoin de redevenir une respiration. Pas quelque chose qu’on étudie, mais quelque chose qu’on vit. Pas une question, mais une évidence.

Les risques d’une approche purement intellectuelle de l’art

Lorsque l’intellect prime sur la sensation, que reste-t-il de l’art ? L’analyse froide nous éloigne de l’émerveillement, nous prive d’une multitude de nuances émotionnelles… En nommant tout, on finit par ne plus rien ressentir vraiment.

À force de chercher à comprendre chaque détail, chaque symbole, l’expérience esthétique se réduit à un exercice mental, chargé de références et de comparaisons. L’œuvre devient un objet d’étude, et non plus un espace de rencontre et de surprise. Cette distance crée une forme de saturation intérieure où les émotions s’étiolent, remplacées par des jugements ou des impressions apprises.

L’uniformisation du regard, conditionnée par la critique ou la théorie, fait souvent taire notre voix intérieure. Nous adoptons, parfois malgré nous, des critères extérieurs pour apprécier l’art, oubliant qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise manière de le recevoir. Ce réflexe d’analyse nous coupe de la diversité précieuse de nos émotions, nous éloigne de l’intimité de la rencontre authentique… Et finalement, ce n’est pas l’œuvre qui perd de sa puissance, mais bien notre capacité à la vivre pleinement.

"Je ne comprends pas cette œuvre"

Qui n’a jamais entendu, dans un musée ou une galerie, ce soupir gêné : « Je ne comprends pas cette œuvre », ou encore, « Ce n’est pas pour moi » ? Ces mots, trop souvent répétés, soulignent la distance qui s’est installée entre l’art et le public. Pierre Bourdieu, dans La Distinction, a montré que la culture artistique devient un espace de reconnaissance sociale, une manière pour les élites de se distinguer du reste de la société par la maîtrise des codes et du langage de l’art.

Le musée, selon Bourdieu, n’est pas qu’un simple lieu de préservation ou de contemplation des œuvres : il opère comme un espace de distinction sociale « qui sépare ceux qui sont capables d’entrer au musée de ceux qui ne sont pas capables d’y entrer ». Derrière les murs des institutions culturelles, se dresse une frontière symbolique, invisible mais puissante, qui exclut ceux qui ne possèdent pas les « bonnes » références, les clés interprétatives ou la confiance pour franchir le seuil.

Cette barrière culturelle alimente le sentiment que l’art, surtout contemporain, ne s’adresse qu’à une minorité d’initiés. Nombreux sont ceux qui, intimidés, préfèrent se tenir à l’écart, craignant de se sentir hors-jeu, de « mal comprendre » ou de « mal ressentir ». Pourtant, ce cloisonnement n’a rien d’une fatalité : renouer avec nos sensations, se permettre d’éprouver sans chercher à justifier, c’est aussi résister à cette confiscation de l’art par les élites et revendiquer pour chacun le droit à l’émotion, à la surprise, à la rencontre personnelle avec les œuvres.

Une séparation subtile

Cette séparation entre ceux qui se sentent « autorisés » à fréquenter l’art et ceux qui en restent à l’écart ne fait que se renforcer avec l’essor des grands lieux culturels privés, créés par certaines des plus grandes fortunes françaises. À Paris, la Bourse de Commerce, restaurée pour exposer la Collection Pinault ou encore la Fondation Louis Vuitton, bâtie par Bernard Arnault en sont des exemples emblématiques. Ces institutions, présentées comme « ouvertes à tous », n’en demeurent pas moins marquées par le prestige et la puissance économique de leurs fondateurs, qui décident des œuvres exposées, des artistes mis en avant, et – plus subtilement – des publics qu’elles attirent.
Dans ces lieux splendides, l’accès n’est plus simplement matériel : il devient social, symbolique, et parfois même psychologique. Beaucoup s’y sentent intimidés, peu légitimes ou étrangers à un univers perçu comme réservé à une élite. Travaillant dans un musée, je constate que malgré les politiques d’accès pour le champ social ou d’accessibilité pour tous, le public individuel – celui qui franchit spontanément la porte d’une exposition ou inscrit ses enfants à un atelier – reste majoritairement issu de milieux favorisés. Les dispositifs comme les tarifs réduits ou les médiations ciblées, bien que nécessaires, ne suffisent pas à surmonter l’autocensure ou le sentiment d’illégitimité culturelle. Loin d’effacer la distance entre les publics, ces « temples » de l’art contemporain déplacent et renouvellent la frontière décrite par Bourdieu : celle qui sépare « ceux qui sont capables d’entrer au musée de ceux qui ne le sont pas ».

Ce constat pose la question – brûlante – de savoir comment inventer de nouvelles formes d’accès et de rapport à l’art, pour que la confrontation esthétique redevienne une expérience vivante, ouverte et réellement partagée.

Passer la porte pour la révolution d'un regard sensible
icarius by unsplash

Vers une relation vivante et organique à l’art

Et si nous réapprenions à écouter l’art corporellement, à laisser parler nos émotions avant nos mots ? Ce n’est pas seulement possible, c’est nécessaire. Instinctivement, chaque fibre de notre être peut réapprivoiser l’expérience artistique. Offrons-nous la permission d’explorer, de ressentir, d’être dérouté ou bouleversé. Laissons l’œuvre devenir un espace d’hospitalité, où la poésie du vécu prime sur le discours… »

Sortir de ce qui nous a été appris – où, quoi, et comment regarder – c’est bien plus qu’un simple écart : c’est une rupture, une révolution intime et profonde. Car il s’agit, littéralement, de détourner le regard de là où l’injonction sociale, politique ou culturelle voudrait le fixer. Oser poser les yeux ailleurs, là où aucun discours ne nous y invite, c’est prendre le risque de découvrir par soi-même, hors des sentiers balisés, sans attendre l’aval d’une institution ou la confirmation d’un regard savant.

Une seule œuvre d'art suffit...

Et cela peut se jouer, parfois, sur une seule œuvre d’art. Imaginez que, l’espace d’un instant, vous déconditionniez votre regard face à la Joconde : que vous cessiez d’y chercher ce qu’il faudrait admirer, ce que chaque guide, chaque livre, chaque visiteur attend de vous. Que se passe-t-il si vous osez la regarder vraiment ? Peut-être naîtra-t-il une émotion inédite, un détail jusque-là invisible ou, au contraire, un sentiment d’indifférence ou de trouble. Ce qui compte alors, c’est l’expérience singulière, la rencontre vivante : vous n’êtes plus là pour valider un héritage mais pour vous risquer à votre propre sensibilité. Et c’est déjà, en soi, une petite révolution.

Cette rupture a une force subversive : elle fracture la passivité à laquelle on voudrait souvent nous cantonner. En faisant exister son propre sensible, en revendiquant la légitimité de son étonnement, de sa curiosité ou même de son désarroi face à l’art, on échappe au conditionnement. On se réapproprie la possibilité de voir autrement, de ressentir autrement, d’habiter le monde autrement, et surtout, de découvrir la puissance de sa propre connaissance et intelligence subjective. Cette intelligence-là n’a rien de mineur : elle ancre l’art dans l’expérience vécue et révèle en chacun un espace de liberté et de création insoupçonné.

Un geste d'autonomie...

C’est un geste d’autonomie mais aussi de résistance : décider de regarder là où l’on ne vous a pas invité à regarder, c’est déjà opérer un déplacement intérieur qui peut ébranler les frontières du légitime et de l’illicite dans la sphère de la culture. Ce pas de côté, cette révolution du regard, est le premier acte de toute émancipation esthétique – et, peut-être, de toute émancipation tout court.

Ainsi, l’enjeu n’est plus seulement l’accès à l’art : c’est la capacité à se laisser affecter, à s’autoriser l’inédit, à déserter pour un instant la route tracée. C’est là que surgit, dans le silence, la véritable expérience : neuve, imprévisible, profondément vivante.

Découvrez la voix sensible de l'art

+info

 

https://www.radiofrance.fr/franceinfo/podcasts/le-decryptage-eco/pinault-arnault-la-guerre-de-l-art-contemporain-1003105

Pionnière en approche sensible de l'art, elle est cheffe de projet de la Voix sensible de l'art au sein de la Team des arts irisés.

2 comments

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Loïc

Merci pour cet article inspirant.
Il rappelle à quel point il est précieux de ressentir avant de vouloir comprendre.

L’idée d’une « révolution du regard sensible » me plait particulièrement : elle redonne à chacun le droit de vivre l’art pleinement, sans filtre ni justification.
Une invitation à renouer avec notre sensibilité, simplement et sincèrement.

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Beni d’Éveil des hypersensibles

Merci Isabelle pour cet article très touchant ! 🙏 J’ai aimé la manière simple et vraie dont tu parles de ton rapport à l’art. Ça fait du bien de lire quelqu’un qui met l’émotion et le ressenti avant les grands discours. Ça donne envie de regarder autrement, avec le cœur, sans chercher à comprendre, juste à ressentir pleinement.

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